La lecture biblique contextuelle permet à des communautés de base de puiser leur inspiration dans la Bible, en particulier lorsqu’elles traversent une crise.
À l’origine, il s’agit surtout de communautés du tiers monde, d’abord en Amérique latine (CEB ou Communautés Ecclésiales de Base nées au Brésil dans les années 50 selon Ignace Berten), puis en Afrique, en Asie et en Océanie. On en trouve cependant aussi en Europe et en Amérique du Nord. Ces communautés ont commencé à se former en marge des paroisses (localement et en réseaux), que ce soit des paroisses protestantes ou catholiques.
Elles ressentent en effet un certain isolement en marge de la société et elles critiquent l’Église pour diverses raisons. On peut citer les groupes qui se sentent victimes des systèmes sociétaux (économiques, politiques et religieux) et ceux qui ne sont tout simplement plus en diapason avec les visions traditionnelles. L’exclusion systémique peut concerner la culture, le genre, la santé, la sexualité, la race et la classe sociale.
Pourtant, ces communautés éprouvent le besoin de témoigner et d’agir en société en tant que chrétien et en s’inspirant des textes de la Bible. En Afrique du Sud par exemple, la lecture biblique contextuelle prônée par l’Ujamaa Centre est un véritable courant de renouvellement herméneutique et ecclésiologique qui associe les communautés de foi pluralistes et les biblistes académiciens atour d’un projet de transformation des situations systémiques injustes de la société sud-africaine. Ils se posent comme une alternative à la théologie de l’état et à la théologie de l’Église qu’ils jugent instrumentalisées par le système en place.
Ces communautés travaillent avec une méthode instaurée par la Jeunesse Ouvrière Chrétienne en Belgique « Voir, Juger et Agir », une méthode elle-même inspirée des pratiques du médecin mais qui, curieusement, rejoint le langage de la Bible.
Voir peut se rapporter au texte de l’Exode, Chap 3-7, lorsque Dieu dit à Moïse : « J’ai vu la souffrance de mon peuple ». Dieu prend d’abord pris conscience de la souffrance du peuple – il la voit – , il évalue la situation et il juge nécessaire d’agir, ce qu’il le conduit à envoyer Moïse avec un programme destiné à changer cette situation de souffrance.
Juger se rapporte à la manière dont ces communautés ont commencé à examiner leur situation de crise, de pauvreté et à la confronter aux textes bibliques.
Les sciences exégétiques ont d’ailleurs démontré que la Bible est une littérature de crise, un « lieu de lutte, site of struggle » dit Mosala Itumeleng, théologien de l’Afriques du Sud. Une littérature qui s’adresse aux personnes et aux communautés qui traversent des situations inconfortables voire de détresse.
Dans une société en crise, cette manière de lire la Bible est parlante. On pense bien entendu à la pandémie.
Le covid, tout en étant une crise majeure, a cependant mis le doigt sur plusieurs éléments, dont deux me semblent particulièrement intéressants : premièrement, l’humanité est une communauté. C’est l’humanité dans son ensemble qui est confrontée au covid, chacun et chacune de nous. Deuxièmement, notre manière de vivre ne tient pas compte que l’être humain doit vivre en interaction responsable avec son habitat : la planète. C’est donc, certes, une crise majeure mais c’est aussi et surtout une opportunité pour apprendre et pour redéfinir, en somme, le destin de l’humain sur cette planète terre.
En tant que Chrétiens engagés, nous devrions chercher les moyens de sortir de cette crise par le haut, de reconsidérer notre pratique de la solidarité et d’améliorer la condition humaine.
La Bible inspire des solutions
La Bible n’apporte jamais des solutions toutes faites, elle inspire. De nombreux théologiens ont déjà mis sur pied des manières de se laisser inspirer par la Bible. Une manière de faire, c’est de retrouver toutes les voix de la Bible, celles qui s’entendent avec force ou celles qui s’expriment en marge, voir celles qui n’ont même pas été exprimées mais dont on trouve la trace. Quand on retrouve ces voix, on retrouve aussi ce qu’on pourrait appeler l’expérience empirique de tout être humain, quel que soit le lieu où il se trouve.
Quand les traditions religieuses s’enrichissent mutuellement
Pour les théologiens qui se confrontent aux questionnements profonds, étudier la Bible de cette manière-là montre que les autres religions ont des ressources. En les associant aux ressources de la foi chrétienne, on approfondit encore le destin de l’être humain.
Prenons l’exemple des théologies de l’Amérique latine, de l’Afrique, de l’Asie ou de l’Océanie où les communautés de base ont conscience qu’elles sont intimement liées à l’environnement dans lequel elles vivent et que les défis auxquels elles se mesurent sont liés à leur histoire. Cette histoire-là offre aussi des ressources qui peuvent les aider à traverser les difficultés de maintenant. L’Évangile, la Bible, une fois abordée de cette manière élargie, qui retrouve la multiplicité des voix qui s‘expriment à travers elle, peut aider les communautés qui se ressourcent en elles. C’est une étape. Une fois qu’on est aidé, on rayonne de ce qu’on a retrouvé et on partage.
Retrouver les ressources de la tradition populaire
Il ne s’agit pas de s’inspirer des textes de grandes traditions, comme par exemple la tradition bouddhiste ou indouiste. Au contraire, la théologie contextuelle s’écarte justement des textes des grandes traditions.
Un des spécialistes de la théologie contextuelle en Asie (Aloysius Pieris ) souligne que ce que les peuples asiatiques ont mis sur pied pour accompagner et faire naître la plénitude de l’Homme ne se trouve pas nécessairement dans les grands textes mais dans les chants, les rites, les rituels du quotidien et dans la façon dont ils traversent simplement la vie.
C’est pour cela que les communautés de base sont importantes. C’est parce qu’elles restent encore en contact avec la terre, avec les difficultés simples de la vie quotidienne. C’est à travers ces difficultés quotidiennes que les forces des traditions se révèlent. Il ne faut pas oublier que ces réalités culturelles de base ont aussi des noyaux salvifiques, des noyaux de salut. Toute tradition religieuse, en principe, s’est construite sur ces noyaux de salut. Une fois qu’on les redécouvre, on consolide la force de l’humanité.
Les limites
Face à ces propositions, certains éprouvent des inquiétudes quant à la primauté du Texte biblique. Il y a en effet une tension entre la sensibilité identitaire (lien affectif avec la Bible) et la nécessité de se libérer des systèmes instaurés et cristallisés en convoquant la Bible car c’est bien de cela dont il est question dans les lectures contextuelles. En effet, la préoccupation des théologies même de la libération est de dénouer ce qui a été noué en convoquant la Bible. Dans ce cadre, le rôle même de la lecture biblique, sa fonction, est à redéfinir au cas par cas. On peut relever cependant que dans ces pratiques de lecture communautaires, du moins protestantes, la lecture biblique se vit comme un rite, une occasion d’échanger et de discussions pour faire émerger un sens salutaire. L’important n’est pas tant sa prétendue vérité absolue que l’occasion qu’elle offre pour partager et se laisser inspirer par l’adversité. Le danger peut donc être perçu différemment en fonction des perspectives.
D’autres objections sont soulevées quant à l’efficacité de la méthode « Voir-Juger-Agir » dans les communautés multiculturelles de nos métropoles. C’est en effet une situation plus complexe que les cas des peuples cités plus haut. Les principes restent les mêmes mais ils exigent de compétences autres voire de la pluridisciplinarité. Il sera toujours question de voir les aspects discriminatoires des systèmes, de les évaluer en s’inspirant de la Bible, lieu de lutte, – la multiculturalité biblique est d’ailleurs patente – et d’agir en réactivant les ressources psychologiques ou communautaires et en profitant des outils documentaires et techniques disponibles.
Jeanine Mukaminega, professeure à la FUTP (Faculté universitaire de Théologie protestante)
interview par JGDM
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